À l’occasion de la Journée internationale des droits des femmes , Women in Games France propose un état des lieux de la place des personnes de genre minorisé dans le jeu vidéo en France et met à jour son infographie recap. Qui sont les joueuses, quelles sont leurs expériences et leur perception ? Qu’en est-il de celleux qui travaillent au sein de l’industrie ? Enquête sur les chiffres de ces deux dernières années.
Vous sentez-vous « gameuse » ? Si oui, vous faites malheureusement partie d’une minorité : d’après une enquête de l’IFOP (2024), seules 15% des femmes jouant aux jeux vidéo revendiquent cette identité. Ce n’est pourtant pas faute d’investissement : aujourd’hui, en France, 48% des joueurs sont… des joueuses. Elles sont 18,3 millions à passer du temps derrière un écran chaque année. Et elles ne sont pas moins investies que leurs camarades masculins : les femmes représentent 48% des utilisateurs réguliers de jeux vidéo, soit ceux jouant plus d’une fois par semaine. Chez les plus jeunes, la proportion augmente encore : 56% des femmes de 16 à 30 ans affirment jouer aux jeux vidéo quotidiennement. Alors, pourquoi ce sentiment d’illégitimité ? Pourquoi les femmes ne revendiquent pas davantage leur appartenance à la culture et à la pratique du jeu vidéo ?
Le Geena Davis Institute, une organisation américaine qui œuvre pour une représentation éthique des femmes dans les médias, a pour slogan : « If she can see it, she can be it. » (qu’on pourrait traduire par : « si elle voit quelque chose, alors elle peut l’accomplir »). Ce slogan résume facilement l’importance de la représentation : si les femmes ne se sentent pas gameuses, c’est en partie parce qu’elles sont encore trop invisibles au sein de l’industrie du jeu vidéo et de ses productions. Ces dix dernières années, on note cependant de nombreuses avancées, à commencer par une véritable féminisation du salariat au sein des studios de production. En 2014, ces derniers ne comptaient en moyenne que 10,6% de femmes au sein de leurs employé.es. Aujourd’hui, les femmes et personnes non-binaires représentent respectivement 24% et 5% du salariat (SNJV, 2023; STJV, 2022). Un progrès significatif, mais qui ne qualifie pas non plus la France de bon élève à l’international. En effet, le pays accuse d’un léger retard par rapport à ses voisins : à l’échelle mondiale, l’industrie du jeu vidéo emploie en moyenne 30% de femmes et 8% de personnes non-binaires (Statista, 2021). On peut cependant penser que la diversification du secteur va se poursuivre : aujourd’hui, les formations de jeu vidéo comptent en moyenne 26,7% d’étudiantes (SNJV, 2023). Cela augure-t-il que, d’ici quelques années, plus d’un quart d’employés des studios de jeu vidéo seront des femmes ?
Une réelle “féminisation” du secteur ?
L’industrie semble vouloir remédier au manque de parité parmi ses effectifs. Au cours de l’année écoulée, on note également une forte volonté de mettre en place des initiatives pour lutter contre le sexisme. Le rapport 2023 du SNJV déclare que 95% des entreprises ont mis en place des actions pour sensibiliser leurs employé.es à une cause : parmi ces entreprises, 65,5% ont créés des événement de sensibilisation pour favoriser l’égalité hommes-femmes, 9,9% ont travaillé sur les questions LGBTQIA+, et 16,8% ont formé leurs employé.es à la lutte contre les VSST (Violences Sexistes et Sexuelles au Travail). Les écoles ne sont pas en reste : deux tiers d’entre elles affirment créer des actions concrètes pour recruter des étudiantes au sein de leurs promotions (bootcamp réservés aux étudiantes, parité dans les supports de communication et au sein les jurys, interventions dans des collèges et lycée). Si ces efforts sont présents, ils sont obligatoires : les entreprises ont pour obligation de sensibiliser leurs équipes au harcèlement sexuel et d’éviter les discriminations. Et ils sont, de plus, à renouveler et à développer, car le secteur souffre encore d’une relative mauvaise presse auprès des jeunes filles. En 2022, le CSA interroge des femmes de 16 à 30 ans sur leur rapport au jeu vidéo : si 36% d’entre elles déclarent être intéressées par l’idée de travailler dans l’industrie (et 83% à trouver le secteur attractif), elles sont 66% à penser que le secteur emploie peu de femmes. Plus inquiétant encore, les trois quarts des sondées affirment que l’industrie est peu représentative et potentiellement stigmatisante à leur égard. Si les standards de l’industrie évoluent, le regard porté sur elle reste donc inchangé. La solution à ce problème pourrait se trouver, à nouveau, dans l’idée de représentation : près de la moitié (44%) des sondées affirment qu’une visibilité renforcée sur le parcours des femmes dans le jeu vidéo les aiderait à s’orienter vers cette filière.
Des efforts de représentation à poursuivre
Un constat presque tout à fait similaire peut être dressé pour un autre aspect de l’industrie : la représentation des femmes dans les jeux vidéo via les personnages féminins.. Si les femmes ont du mal à se trouver légitime au sein de la culture du jeu vidéo, cela est sûrement en partie dû au constat simple qu’elles ne s’y « voient » pas, ou qu’elles s’y voient déformées d’une manière peu flatteuse. En France, 79% des femmes trouvent que les personnages féminins dans les jeux vidéo ne sont pas à l’image de l’ensemble des femmes (CSA, 2022). Et, d’après un rapport effectué par le Geena Davis Institute (2023), 48% des femmes affirment ne pas trouver assez de personnages féminins forts dans les jeux vidéo. Cela peut-être, tout d’abord, dû au fait que les personnages féminins sont moins nombreux dans les jeux vidéo. Les 152 jeux ayant eu le plus de succès en 2022 comptaient en moyenne 39% de personnages jouables féminins, contre 61% de personnages masculins. En 2021, la part de personnages masculins jouables s’élevait à 66,5% (Diamond Lobby, 2021). Tout comme au sein de l’industrie du jeu vidéo en elle même, les progrès sont là, mais la parité est encore loin d’être atteinte. Ce constat en demi-teinte est encore plus criant si l’on remonte plus loin dans le temps. Cette année, l’Université de Glasgow a publié une étude sur la part de dialogue laissée aux personnages féminins dans les jeux vidéo, sur les quarante dernières années. Une équipe de chercheurs a analysé les dialogues de 13 000 personnages différents, au sein de 50 RPGs ayant connu un large succès entre 1986 et 2020. Leur constat est sans appel : les hommes parlent en moyenne deux fois plus que les femmes. La part de dialogue réservée aux femmes s’élève donc tout juste à 35,16%. Seuls trois jeux sur les cinquante étudiés contiennent autant, ou plus, de dialogue énoncés par des femmes. A nouveau, cette statistique tend à disparaître à mesure que les années passent : les dialogues féminins augmentent de 6,3% toutes les décennies. Si ce chiffre est encourageant, il ne représente cependant qu’une croissance assez lente. Si l’industrie continue sur le même rythme, il faudrait attendre 2036 pour créer des jeux vidéo où la parité est atteinte concernant les dialogues.
De plus, qui dit représentation ne dit pas forcément « bonne » représentation : si les personnages féminins sont davantage présents, cela ne veut pas dire qu’ils échappent aux stéréotypes de genre. A titre d’exemple, l’un des titres analysé par l’étude de l’Université de Glasgow est Stardew Valley. Dans ce célèbre farming sim, 24% des dialogues adressés au joueur viennent renforcer des stéréotypes de genre. A titre d’exemple, si le joueur décide d’incarner une femme, il sera complimenté sur sa beauté, recevra en cadeau des bouteilles de vin et de la salade et sera décrit comme… mauvais aux jeux vidéo. A l’inverse, si le joueur choisi d’incarner un homme, on le décrira davantage comme « en pleine forme », amateur de bière et de pâtes, et gamer. De manière plus globale, certains stéréotypes ont la vie dure, notamment ceux liés à l’hypersexualisation des corps féminins dans le jeu vidéo. D’après un rapport du Geena Davis Institute publié en 2023, les personnages féminins ont dix fois plus de chance d’être montrés dans des vêtements sexys, ou d’apparaître nus à l’écran, comparé aux personnages masculins. Cette constatation peut avoir de véritables conséquences sur les joueuses : le même rapport pointe du doigt que 35% des femmes rapportent avoir moins confiance en elles à cause des corps qu’elles voient dans les jeux vidéo.
Si les femmes ont moins l’opportunité de se voir représentées dans leurs jeux favoris, elles ne se sentent pas davantage bienvenues quand il s’agit d’y jouer avec d’autres, ou de rejoindre des communautés de gamers. Derrière leurs écrans, celles qui cherchent à se faire une place au sein de jeux en ligne, dans le monde de l’e-sport ou du streaming se retrouvent bien souvent lésées. Cette année, Women in Games France a décidé de se centrer davantage sur le milieu de l’e-sport et du streaming. Ces deux secteurs gagnent chaque jour de nombreux adeptes, sont au cœur de nouvelles initiatives (compétitions, évènements), et se professionnalisent (streamers et e-sportifs ont aujourd’hui l’opportunité de vivre de leur carrière). Leur succès est également sans conteste : à titre d’exemple, le nombre d’heures de visionnage sur Twitch, qui a augmenté de 90% entre 2019 et 2023 (Stream Hatchet, 2023). Une croissance qui n’est pas prête de s’arrêter : le marché du streaming de jeu vidéo devrait bénéficier d’une croissance annuelle de 7,01% par an jusqu’en 2028 (Statista, 2024). En ce qui concerne l’e-sport, le marché a également doublé : en France, les consommateurs d’e-sport étaient 5.1 millions en 2018. En 2022, ils sont 10.8 millions, dont 2 millions d’e-sportifs amateurs. Mais au cœur de ce marché florissant, les femmes se font rares, jusqu’à devenir presque invisibles. Sur Twitch, seuls 11,6% des créateurs sont des femmes. Aucune d’entre elles ne figure parmi le top 10 des chaînes les plus streamées sur la plateforme. En 2022, il faut même attendre la 38ème place du classement pour voir apparaître une femme, Amouranth, parmi les créateurs de contenu les plus plébiscités (Stream Hatchet, 2022). Pour l’e-sport, le bilan est encore plus dramatique. Les femmes sont, au départ, légèrement plus nombreuses que les hommes à jouer à des jeux vidéo dits « d’affrontement » (soit des jeux pouvant être joués dans le cadre d’une compétition) : 52% de joueuses, contre 48% de joueurs. Pourtant, lorsqu’il s’agit de jouer en qualité d’e-sportif amateur, soit de jouer en compétition, avec un classement final, leur nombre tombe… à 7% ! Loin d’augmenter à mesure que le secteur s’étend, cette proportion est la même depuis 2021 (et est même tombée à 6% en 2022 !) (France Esports 2022 ; France Esports 2023). Ainsi, si l’e-sport compte au départ plus de joueuses potentielles que de joueurs, une grande majorité d’entre elles abandonnent aux portes des compétitions – et elles sont de plus en plus nombreuses à le faire, alors même que le secteur prend son envol, et que les opportunités abondent. Comment expliquer une telle absence des femmes en e-sport, et dans le streaming ? Elle n’est pourtant pas due à un manque de demande de la part des consommatrices : en 2022, 65% des gameuses disent regarder du streaming chaque semaine, et plus de la moitié (54%) souhaiteraient voir plus de contenu créé par des femmes. L’e-sport est également populaire : un tiers (34%) des gameuses en regardent et, une fois de plus, plus de la moitié (56%) d’entre elles déplorent l’absence de femmes e-sportives (Bryter, 2022). Alors, pourquoi les femmes sont-elles encore absentes au sein ces milieux en plein essor ?
Un sentiment d’illégitimité
Pour trouver des éléments de réponse, il faut commencer par s’interroger sur le point de départ de cette infographie : seules 15% des femmes jouant au jeu vidéo se sentent « gameuse ». Cela veut non seulement dire qu’elles ne se sentent pas légitimes au sein de la culture du jeu vidéo, mais également, pour la moitié d’entre elles (50%), qu’elles ne se trouvent pas « bonnes » ou « fortes » en matière de jeu vidéo. Ce sentiment de ne pas être à la hauteur, probablement héritage d’une culture du gaming longtemps marketée comme « masculine », est également un reflet de la réalité de ce que vivent les femmes lorsqu’elles se « risquent » à jouer avec d’autres joueurs. En France, 4 femmes sur 10 affirment avoir fait face à des situations de harcèlement lorsqu’elles ont joué aux jeux vidéo en ligne. Cette proportion est bien plus importante pour les jeux les plus répandus en e-sport, soit les jeux de combat (66% de joueuses rapportent des situations de harcèlement) et les MMORPG (58%). Le harcèlement a souvent un caractère sexiste explicite, allant de remarques sur le physique ou le niveau de jeu, jusqu’à des insultes sexistes ou des menaces d’agressions sexuelles. Ces statistiques se vérifient également… du côté des joueurs. Selon une enquête de l’IFOP (2024), 60% des hommes jouant aux jeux vidéo adhèrent à au moins un stéréotype sexiste – et plus les hommes jouent, plus ils discriminent : la statistique monte à 65% pour les « assez gameur » et les « très gameur ». 30% des « très gamers » pensent par exemple que les femmes ont « trop de pouvoir dans la société », et 22% d’entre eux pensent qu’un « non » pour un rapport sexuel veut en fait dire oui. Il est donc peu étonnant de constater que 46% des femmes trouvent que beaucoup du contenu qu’elles voient en ligne est sexiste ou misogyne. Que 41% d’entre elles trouvent que l’environnement du streaming est toxique ou discriminatoire. Ou encore, que 33% d’entre elles seraient intimidées à l’idée de se rendre à un tournoi « live » d’e-sport. Mais la conséquence la plus drastique de ces statistiques est ce que l’on appelle « les stratégies d’évitement et/ou de dissimulation » : c’est à dire un ensemble de comportement que les joueuses adoptent en ligne pour éviter de dire qu’elles sont des femmes, et ainsi éviter des remarques désobligeantes. 40% d’entre elles ont un jour adopté l’une de ces stratégies, qui recouvrent un large panel de comportements. A titre d’exemple, 30% ont par exemple refusé de participer à un chat vocal, 26% ont un jour quitté un groupe ou une partie pour ne pas révéler leur identité, 16% ont tout bonnement caché leur genre et enfin, 24% ont évité de jouer en ligne. Interrogées par Bryters pour son étude de l’expérience des femmes dans le gaming, la plupart des joueuses estiment que les plateformes ne font rien pour enrayer les comportements sexistes des joueurs à leur égard, et qu’appuyer sur le bouton “report” n’a que peu, voire pas, de conséquences sur les utilisateurs. Ainsi, le manque de femmes dans l’e-sport et le streaming n’est pas seulement la conséquence d’un sentiment d’illégitimité : c’est une égalité systémique, qui fait que les femmes sont moins bien accueillies, soutenues et évaluées dans l’univers du gaming en général.
On peut s’interroger sur la manière de remédier aux inégalités dans le milieu : de nombreuses associations et collectifs oeuvrent aujourd’hui à les combler. On peut par exemple parler de Stream’her et Game’her, deux associations dont le but est d’intégrer davantage de personnes de genre minorisés dans la culture du gaming et du stream. Afrogameuses ou le Projet AWR (Asian Women Representation) sont également spécialisées dans cette mission, l’appliquant particulièrement aux personnes de genres minorisées racisées. D’autres collectifs comme Mauvaises Herbes amplifient la voix des minorités via des événements en ligne et proposent du soutien. Les syndicats de travailleur et travailleuses, comme le STJV et Solidaire Informatique, veillent au quotidien au sein des entreprises et luttent pour faire avancer les conditions de travail et l’inclusion pour toutes et tous.
Au sein de Women in Games France, nous proposons de nombreuses actions pour améliorer la diversité et l’inclusion dans le secteur. La plupart sont centrées sur les aspects professionnels :
– Soutien au développement de carrière : Réseautages lors d’événements, formations gratuites, aide communautaire via notre Discord
– Valorisation des parcours des femmes de l’industrie et de leurs créations pour inspirer les futures professionnelles : présence à la PGW pour sensibiliser les familles et présenter des jeux et leurs créatrices, annuaire des expertes, groupe de curation sur Steam, lives Twitch, interview de professionnelles et retours sur leurs parcours…
– Sensibilisation et accompagnement de tous les acteurs du secteur, notamment via des ressources gratuites : Guide sur le sexisme en studio, Guide diversité et inclusion en entreprise…
Tous les chiffres mentionnés proviennent de sources disponibles en ligne, sélectionnés et analysés par l’équipe WIG.
Crédits : Veille & rédaction : Sophie Lavergne.
Mise en page infographie : Anna
Coordination projet & relecture : Harmonie Freyburger