Au rythme actuel, il est estimé que sans mesures de rattrapage, il faudrait encore 60 ans pour atteindre l’égalité de genre dans dans les pays de  l’Union Européenne [1]. Malgré le peu d’études à l’échelle mondiale permettant de chiffrer l’efficacité à long terme des mesures pour favoriser l’inclusion des femmes et plus généralement des personnes appartenant à des groupes sous-représentés dans les entreprises de la tech, on commence toutefois à avoir un peu de recul sur certaines de ces mesures, ce qui permet de tirer des enseignements sur l’efficacité des quotas, des formations aux biais inconscients, et sur l’importance des role models. Il en ressort l’importance de mettre en place des mesures sur la durée, d’axer la communication sur la volonté de changement et sur l’inclusion (plus que sur le combat contre l’exclusion), d’affronter les questions structurelles au sein des entreprises elles-mêmes (et pas seulement en mettant en cause les individus ou la culture nationale) et l’importance que des personnes (groupe d’employé·es partiellement détaché·es à ces questions ou personne dédiée) soient en charge de la mise en place des initiatives, de la mesure et du suivi réguliers de leur efficacité.

Ce qui ressort

 

  • Les mesures d’empowerment (mentorat, coaching, bourses ou prix dédiés, concours non-mixtes, réseaux d’entreprises) sont des mesure destinées à rattraper des écarts et combler un manque (de visibilité, de confiance en soi, de connaissance du milieu, de compétence) qui doivent sans cesse être renouvelées. Comme l’écrit Isabelle Collet, « Il est incontestable que ces mesures de soutien, d’ajustement et de rattrapage sont bénéfiques à nombre de femmes prises dans un système qui les désavantage et, à ce titre, il est important qu’elles continuent à exister. » Certes, il est bon de rester vigilant au fait que ces mesures sont des mesures de compensation qui ne modifient pas fondamentalement le système et exigent des femmes et autres groupes sous-représentés PLUS d’efforts, PLUS d’adaptabilité, PLUS de travail. Mais l’argument qui affirme que ces mesures sont des mesures d’assistance revenant à nier aux femmes les mêmes compétences que les hommes ne tient pas compte des difficultés très concrètes rencontrées par les femmes pour atteindre des postes pour lesquelles elles ont toutes les qualifications et la volonté requises.

 

Certaines mesures sont efficaces, et doivent être mises en place avec vigilance :

 

  • Les formations aux biais inconscients : idéalement, ces formations doivent aider les gens à accepter qu’ils ont des biais (et qu’il est très difficile voire impossible de les éradiquer complètement), leur faire prendre conscience des conséquences de ces biais sur leurs collègues en interne et sur les process de recrutement et de promotion au sein de leur entreprise, et s’assurer que les gens veulent remplacer ces biais par ce qui correspond mieux à leurs valeurs dans le cadre de leur activité professionnelle. Surtout, ces formations doivent être prolongées par des mesures concrètes au sein de l’entreprise, sans attendre des individus que leurs valeurs infusent dans l’entreprise. Les formations aux biais inconscients peuvent il est vrai avoir des effets pervers, en générant le sentiment d’avoir été “lavé” une fois pour toute de ses biais personnels une fois la formation effectuée. Ils peuvent aussi permettre de reporter la responsabilité des biais sur les individus ou sur la société en général et déresponsabiliser l’entreprise elle-même, qui se retrouve comme prise entre les individus qui la composent et la culture, nationale ou plus vaste, qui l’influence. Il est important de tenir compte de ces nuances pour mieux comprendre l’enjeu de ces formations, qui ne résolvent pas tous les problèmes mais restent une étape très importante du chemin vers l’inclusion.
  • les roles models : une étude a montré l’efficacité de l’intervention d’étudiantes avancées dans leurs études auprès de jeunes femmes au moment où celles-ci choisissent leur orientation (équivalent du niveau Terminale français) [2]. Les modèles étant parfois être un peu trop impressionnants (il est parfois plus difficile de se projeter sur une femme plus âgée ayant déjà une belle carrière derrière elle, ou, comme l’écrit Isabelle Collet, de ne se projeter que dans le rôle de Marie Curie ou de Lisbeth Larson), on a aussi besoin de femmes accessibles, étudiantes, femmes en début de carrière, pour inciter les jeunes femmes à s’engager dans les métiers de la tech.
  • Les quotas : en France, la loi Copé-Zimmerman de 2011 a permis de faire passer de 8,5% en 2007 à 43,3% en 2018 la part de femmes dans les conseils d’administration des entreprises cotées en bourse, celles qui ont au moins 500 salariées et celles qui font plus 50 millions de chiffre d’affaire annuel [3]. La directive Européenne imposant 40% de femmes dans les CA est quant à elle en discussion depuis 2012, certains Etats européens s’y opposant [4]. Il est opposé aux quotas qu’ils seraient anti-démocratiques et  questionneraient la légitimité à leur poste de celles et ceux qui en ont bénéficié. Mais il est bon de rappeler que les quotas sont avant tout des mesures de rattrapage d’une injustice, qui ont maintenant fait leurs preuves, les résultats français en étant un bon exemple. Si l’effet cascade attendu (répercussion de ces mesures à tous les niveaux de l’entreprise) peine encore à arriver, les quotas sont à prendre comme un accélérateur et une manière de questionner frontalement la place des femmes dans l’entreprise. [5]

Quelques pistes pour implémenter des mesures efficaces :

 

  • Penser ses stratégies en termes d’inclusion. Le langage est important, et personne ne se sent personnellement responsable de l’exclusion de certaines personnes.
  • Encourager la volonté de changement, par exemple en prenant l’habitude d’être transparents sur les rémunérations de tout le monde de manière à ce que les inégalités transparaissent aux yeux de tous.
  • Travailler à modifier le système en profondeur, en adoptant des procédures de recrutement  égalitaires, en adoptant une tolérance zéro à l’égard de toute forme de discrimination interne à l’entreprise, en demasculisinant l’environnement de travail, plus encore que d’adapter les femmes ou personnes issues des groupes sous-représentés via des mesures d’empowerment.
  • Mettre en place des diversity task force (groupe de travail dédiés aux actions liées à la diversité), constituées de volontaires détachés, issus à la fois de groupes non-marginalisés et marginalisés, qui observent l’entreprise à tous les niveaux, régulièrement et proposent des actions à mettre en place, ou des diversity managers dédiés : lorsque les gens savent qu’ils vont devoir expliquer leurs décisions ils sont moins susceptibles d’agir selon des biais.
  • Travailler dans la durée : les initiatives et programmes doivent être vus comme des choix aussi importants que les choix en matière de business, et être implémentés et suivis sérieusement. Pour être efficaces, les mesures doivent s’installer dans le temps. Une initiative ponctuelle, aussi bonne soit-elle, ne permet pas d’ancrer de nouvelles pratiques. Elle court de plus le risque de n’être qu’une vitrine pour l’entreprise, voire de déresponsabiliser (“on a fait ce qu’on pouvait”).

Toutes ces mesures prises ensemble, mises en place sérieusement et sur la durée donnent de bons résultats, et nous permettent d’accélérer le mouvement vers plus d’égalité au travail.

 

Sources

  • Chantal Morley et Isabelle Collet, « femmes et métiers de l’informatique : un monde pour elles aussi », Cahiers du genre, n°62/2017, p. 183-201
  • Isabelle Collet : Les oubliées du numérique, Le Passeur, 2019
  • Alison T. Wynn, “Pathways Toward Change: Ideologies and Gender Equality in a Silicon Valley Technology Company. » Gender & Society 34(1): 106-130. 2020
  • Loi quota Zimmermann-Copé ? L’heure du bilan

 

[1] Institut européen pour l’égalité entre les hommes et les femmes (EIGE), 2019, selon 6 indicateurs : travail, santé, argent, pouvoir, savoir et temps.
[2] dans Chantal Morley et Isabelle Collet, « femmes et métiers de l’informatique : un monde pour elles aussi », Cahiers du genre, n°62/2017, p. 183-201.
[3] Rapport du Haut Conseil à l’égalité entre les hommes et les femmes de 2019. La loi Vallaud-Belkacem de 2014 étend cette obligation aux entreprises de plus de 250 salariés pour 2020.
[4] Nous reviendrons dans un prochain article consacré aux affirmative actions sur les fondements des oppositions aux quotas et sur les alternatives qui sont parfois proposées.
[5] A l’initiative du collectif 2GAP (Gender and Gouvernance Action Platform), le gouvernement français s’est en juin 2020 engagé à mettre en place un baromètre permettant de suivre l’application de la loi.