Le secteur du streaming et de l’esport connaît une croissance fulgurante ces dernières années, notamment grâce à la pandémie. L’heure est à la visibilité, aux investissements, et aux success stories. Mais dans ce marché créatif – et lucratif – les femmes restent sur la touche : environ 90% des esportifs et des streamers sont des hommes. Quelles sont les causes de cet entre soi masculin ? Quelques explications systémiques.
Le streaming et l’esport sont des composantes essentielles de l’écosystème du jeu vidéo, contribuant à sa croissance, à sa visibilité et à son engagement communautaire tout en offrant des opportunités de monétisation pour les joueurs et les créateurs de contenu.
Qui joue le plus aux jeux compétitifs ? Les hommes, ou les femmes ? Vous serez peut-être surpris·es d’apprendre que 52% des joueurs des jeux dits « d’affrontement »… sont des joueuses. La parité penche donc légèrement du côté féminin. Cela veut-il dire que le monde de la compétition, de l’esport et du streaming sont paritaires ? Loin de là. Si l’on franchit les portes du monde de l’esport amateur, soit les joueurs participants à des compétitions avec des classements, les femmes n’y représentent plus… que 7% selon le dernier baromètre de France Esports (2023). En 2022, 65% des gameuses (soit les femmes jouant aux jeux vidéo au moins une fois par mois) affirment regarder du streaming chaque semaine (Bryter female gamer study, 2023). Alors, pourquoi le rapport annuel de Stream Hatchet (2023) affirme qu’il n’y a que 11,6% de femmes créant du contenu sur Twitch ? Pourquoi les femmes s’arrêtent-elles aux portes des compétitions, de la visibilité et de la création de contenu ?
Leur absence est d’autant plus à déplorer que les secteurs du streaming et de l’esport sont en pleine expansion. Entre 2019 et 2022, le nombre d’heures visionnées par an sur Twitch a augmenté de 90%. Le streamer le plus visionné de 2023 sur Twitch, l’espagnol Ibai, cumule à lui seul 37,9 millions d’heures regardées par les utilisateurs. La tendance est de plus loin de ralentir, à l’heure où l’on prédit une croissance annuelle de 7,01% pour le marché jusqu’en 2028 (Statista). En esport, le nombre de fans a littéralement doublé en quelques années : en France, ils sont passés de 5 à près de 11 millions entre 2019 et 2022. Le nombre d’esportifs suit une évolution similaire, et double lui aussi, passant de 0.9 à 2 millions. Le constat en est d’autant plus cruel pour les femmes : le pourcentage qu’elles occupent dans ces milieux tend à stagner, voire à diminuer. Le nombre de esportives stagne (6% en 2022, contre 7% en 2021), et celui des streameuses stagne (11,6% en 2022, contre 11,3% en 2021). Et ce n’est pourtant pas faute de demandes : plus de la moitié des gameuses (respectivement 54 et 56%) réclament plus de femmes streameuses et esportives (Bryter female gamer study, 2023).
“Les joueuses réclament davantage de streameuses et d’esportives. Pourtant, dans un marché en plein essor, leur nombre stagne voire diminue.”
L’esport comme le streaming sous-entendent l’idée de devenir une personnalité publique, et « suivie », en particulier par d’autres gamers. Une perspective qui peut se révéler difficile pour les joueuses, qui ont davantage tendance à douter de leur légitimité et de leurs capacités lorsqu’elles jouent aux jeux vidéo. En effet, si les joueuses sont aujourd’hui aussi nombreuses que les joueurs statistiquement (SELL, 2023), seules 15% des femmes jouant au jeux vidéo se sentent « gameuses », contre 29% des hommes. L’écart entre les genres se creuse encore davantage pour les plus jeunes, qui sont justement le public cible de plateformes comme Twitch : chez les 18-24 ans, à peine un quart des femmes (26%) se disent « gameuses »… contre 62% des hommes. Et ce manque de légitimité se traduit aussi dans l’évaluation de ses propres compétences : seules la moitié des femmes (50%) s’estiment « bonnes » aux jeux vidéo, là où le chiffre est, encore une fois, un peu plus élevé pour les hommes (58%) (Gamertop, 2023). Ce manque de légitimité peut amplement être expliqué par l’histoire de la culture du gaming. Si l’on remonte au début de la popularité du jeu vidéo, dans les années 70-80, le secteur est en grande partie dominé par des hommes : son salariat, venant du marché de l’informatique, est en large majorité masculin. Les jeux vidéo eux même sont marketés comme étant à destination des hommes, et véhiculent de nombreux stéréotypes de genre liés à la masculinité : jeux de combat, FPS ou de sport, où les personnages féminins sont souvent absents ou hyper-sexualisés. Ces facteurs s’alimentant entre eux – des hommes créent du contenus pour homme qui inspire d’autres hommes – ils ont donc naturellement favorisé un entre-soi masculin durant de nombreuses années.
Si l’industrie s’est aujourd’hui en partie diversifiée, tant dans son salariat qu’au niveau de la représentation des femmes dans ses productions, de nombreux progrès restent encore à faire (SNJV, 2023). Il est donc raisonnable de penser que les femmes peinent à se sentir légitime au sein d’un milieu et d’une culture qui les ont longtemps exclues. Difficile de se dire gameuse et de se trouver douée quand on subit l’héritage d’années d’invisibilisation et de sexisme. Qu’elles en aient été victimes ou non, les femmes voient le jeu vidéo comme intrinsèquement lié au sexisme : une enquête du CSA pour Xbox (2022) révèle que 72% des femmes pensent que les joueuses peuvent être stigmatisées dans leur pratique du jeu vidéo.
“4 joueuses sur 10 déclarent avoir été victime de harcèlement sexiste en ligne.”
Et malheureusement, cette « réputation » n’en est pas qu’une. Les femmes sont loin d’être automatiquement bien accueillies dans les communautés de gamers auxquelles elles souhaitent s’associer. Des études ont relevé la toxicité du milieu du gaming en se basant sur le point de vue des joueuses… mais aussi des joueurs. Aujourd’hui, 4 femmes sur 10 déclarent avoir subi du harcèlement en ligne en jouant aux jeux vidéo. La proportion augmente pour celles jouant à des jeux de combat (66%) et à des MMORPG (58%) – qui sont deux des secteurs particulièrement prisés en esport (Gamertop, 2023). Si tous les joueurs relèvent subir de l’agressivité, les femmes en sont proportionnellement davantage victimes, et font face à des remarques directement liées à des stéréotypes sexistes. Les joueuses victimes de harcèlement relèvent avoir été critiquées sur leur physique, leur niveau de jeu – ce qui peut potentiellement renforcer leur sentiment d’illégitimité – et rapportent subir des insultes sexistes, voire des menaces d’agressions sexuelles. D’après le Female Gamers Study de Bryters, certaines joueuses rapportent même avoir été stalkées sur d’autres plateformes, même après avoir quitté le jeu. Statistiquement, ces aveux se vérifient également si l’on regarde le regard que portent les gamers sur les femmes : d’après l’IFOP, plus de 60% des hommes jouant aux jeux vidéo adhèrent à au moins un stéréotype sexiste. Cette statistique monte à 65% pour ceux étant définis comme « plutôt gamer » et « très gamer » par l’enquête, soit ceux jouant plus régulièrement. Par exemple, 30% des « très gamer » pensent que les femmes ont trop de pouvoir dans la société. 22% pensent que dire « non » à un rapport sexuel veut en fait dire oui. L’IFOP voit ces résultats comme une conséquence de l’entre-soi au sein des communautés de gamers, mais aussi comme une conséquence des univers très masculins présents au sein des jeux vidéo qu’ils plébiscitent. Et ces comportements déstabilisent effectivement les joueuses, que cela soit en ligne, ou dans le monde réel. En présentiel, un tiers (33%) d’entre elles affirment être intimidées à l’idée d’aller à une compétition. En ligne, elles sont 40% à avoir un jour adopté ce que l’on appelle des « stratégies d’évitement », c’est-à -dire un ensemble de comportements visant à cacher leur genre pendant qu’elles jouent. Ces comportement englobent, par exemple, le refus de participer à un chat vocal (30% d’entre elles affirment un jour l’avoir fait), le fait de quitter subitement une partie en cours (26%), d’avoir éviter de jouer en ligne (24%), ou tout bonnement de cacher son genre (16%). A nouveau, elles sont plus nombreuses à avoir recours à ces comportements dans le cadre de jeux de combats (66%) ou de MMORPG (62%). Pour celles qui voudraient dénoncer ces comportements, aucun recours n’est possible. L’étude de Bryters conclut que la plupart des joueuses jugent qu’aucun procédé n’est mis en place pour enrayer ces abus : même lorsqu’elles signalent le joueur auprès de la plateforme, il y a peu de follow-up et de conséquences.
Face à tous ces facteurs, l’absence plus nombreuse de femmes en esport s’explique plus facilement. Rappel : elles sont à la base plus nombreuses que les hommes à jouer à des jeux où la compétition est possible. Cependant, le manque de légitimité et la toxicité du milieu du gaming sont sans aucun doute des freins importants à leur participation à des événements et des compétitions, en présentiel ou en ligne. Le constat est le même pour le monde du streaming : les femmes s’y sentent, en général, peu accueillies, et dénoncent un sexisme latent. Si 4 gameuses sur 10 affirment avoir été harcelées en ligne… 4 gameuses sur 10 affirment également ne pas vouloir streamer elle-même à cause des comportements toxiques qu’elles ont vu en ligne. Elles sont également 41% à penser que l’environnement du streaming est toxique et discriminatoire. D’une manière générale, les gameuses sont 46% à juger que beaucoup du contenu qu’elles voient en ligne est sexiste et misogyne (Bryter female gamer study, 2023). Ce n’est pas la pratique des joueuses ou leurs compétences qui les empêche d’entrer dans des compétitions ou d’allumer la caméra mais bien un sexisme systémique qui les décourage de prendre part à la communauté.
“Aucune femme ne figurait dans le top 10 des streamers mondiaux les plus regardés en 2022.”
Dans ce climat, qu’en est-il des femmes qui parviennent, malgré tout, à se faire une place dans ces milieux ? S’il en existe de nombreuses, elles sont encore trop peu visibles. En 2022, aucune femme ne figurait au Top 10 des streamers mondiaux sur Twitch : la streameuse la plus regardée, Amouranth, n’est que 38eme parmi tous les créateurs de contenus. En 2023, c’est Rivers_gg qui se fraye une place sur la plateforme et devient la femme la plus regardée de Twitch. Cependant, elle ne cumule « que » 8.3 millions d’heures de visionnage, comparé à Ibai, le premier streamer masculin, qui en accumule 37.9 millions. Et qui dit moins de visibilité dit moins de fonds et de sponsors. Si le « gender pay gap » existe au sein de la société, il existe également… en esport. L’esportive la mieux payée au monde, Sasha « Scarlett » Hostyn, a gagné environ 300,000$ depuis le début de sa carrière en jouant à Starcraft 2. A titre de comparaison, Pierce « Gunless » Hillman, qui joue à Call of Duty WWII depuis le même nombre d’années, et a gagné la même somme d’argent… n’est que le 869e joueur masculin le mieux payé au monde.
“Des associations remplacent les démarches officielles que pourraient mettre en place les studios.”
Comment encourager les joueuses à ne plus se cacher derrière leurs manettes ? Faute de pouvoir passer par des canaux officiels, de nombreuses associations se forment autour des causes de la représentation des personnes de genres minorisés dans la culture du gaming. Des associations comme Game’Her, Afrogameuses, Stream’Her, le Projet AWR (Asian Women Représentation), Witch Gamez ou encore Women in Games France ont pour but explicite d’encourager les personnes de genre minorisés à s’inscrire dans la culture du gaming. Stream’her offre aux personnes de genres minorisés de rejoindre leur communauté pour échanger des conseils, astuces, mais organisent également leurs propres évènements de streaming caritatifs. La moitié des joueurs étant aujourd’hui des joueuses, peut-être serait-il temps pour l’industrie de prendre leurs revendications en compte. Les studios semblent, pour l’instant, indifférents au fait de laisser la moitié de leurs consommateurs sur la sellette…
Grâce à son incubateur esportif et à des partenariats avec Riot Games, Ubisoft ou encore CapCom, Women in Games France a permis à de nombreuses joueuses de bénéficier d’un accompagnement individuel incluant du coaching et des conseils professionnels, la participation à des tournois et des essais dans des équipes afin qu’elles s’immergent dans le milieu compétitif.
L’association est également présente pour les victimes de comportements toxiques avec :
- Une cellule de soutien
- Une liste des contacts utiles pour être écouté·e et conseillé·e
- Un Guide pour faire face au cyberharcèlement
Une sensibilisation en événements, comme lors de sa participation à la table ronde “Concevoir un événement eSport 100% féminin et bienveillant” (replay) lors de la Villette esport 2024
Cette ressource fait partie d’une série d’articles d’analyse de l’infographie « La place des femmes dans l’écosystème du jeu vidéo – édition 2024 » qui documente l’évolution de la mixité dans le jeu vidéo de 2021 à 2024. La première infographie documente son évolution de 2014 à 2020.